Joël Andrianomearisoa est venu à l’art comme d’autres vont se promener. Balançant entre l’architecture et le stylisme qui vont le lasser, son attirance pour les formes pures, dépourvues de fonctionnalité immédiate, s’affirme très vite. La forme sera la matrice autour de laquelle s’articulera la création. Dans ses premiers travaux, on eut pu croire que la forme se suffisait à elle-même, organique et génératrice d’un sens auquel l’artiste n’attachait pas une importance primordiale. La forme comme esthétique en soi, comme manifeste d’une inspiration qui refusait, paradoxalement, de se laisser enfermer dans un quelconque discours. La forme comme unique discours donc, manifeste d’une liberté de créer qui s’affranchit des questions récurrentes auxquelles sont confrontés les artistes qui n’appartiennent pas à l’histoire européenne. Un espace dans lequel on est libre de dire sans avoir à démontrer son identité. La forme comme unique forme d’universalité. Une espèce d’existentialisme artistique qui ferait précéder l’existence à toute essence. Cet objet est brai puisque je l’ai créé, et il porte en lui-même, comme une indicible évidence, sa propre justification.
Il y a, dans cette attitude, une indéniable urbanité. Non pas au sens classique du terme, qui faisait référence à une certaine éducation (quoi que), mais dans le sens urbain du terme. Il existe ici une manifestation de ce que je nommerais la contemporanéité élective. Celle qui nous conduit à inventer notre famille, non pas en fonction de données biologiques, mais selon des codes esthétiques et culturels, presque générationnel. Joël Andrianomearisoa est sans doute plus proche de l’artiste de Tokyo ou de New York que de l’un quelconque de ses compatriotes malgaches. D’où la difficulté qu’il y aurait à le définir, tant les références qui le font être sont entremêlées, contradictoires, parfois. Si l’on regarde l’évolution de son travail, depuis ses premières œuvres textiles directement inspirées par sa période styliste, jusqu’aux « sculptures plan » qu’ils explore aujourd’hui, l’on s’aperçoit rapidement qu’il n’est attaché à aucune technique particulière et que, comme un alchimiste à la recherche de la pierre philosophale, il n’hésite pas à faire main basse sur toutes les formes qui pourraient apporter une autre couleur à son univers plastique.
Photographie, installations, performances, vidéos, sculptures, au sens le plus large du terme, il est prêt à tout envisager, dès lors que l’outil choisi serait le plus à même de traduire son état du moment. Comme un compositeur qui s’appliquerait à pratiquer le plus grand nombre d’instruments possibles pour en savoir la sonorité et les spécificités, il explore les possibles, sans souci de fabriquer une œuvre à la cohérence évidence. Une œuvre dont on pourrait, dire au premier coup d’œil, qui en est l’auteur. Ce qui démontre sans doute, mieux que toute démonstration savante, le trait particulier de son caractère : un trait commun à tous les artistes contemporains qui n’entendent pas se limiter à une zone de confort commerciale et attendue. Je nommerai ce trait de caractère schizophrénie.
Le schizophrène, en termes cliniques, est un fou. Mais rappelons-nous, avant d’aller plus loin, que Antonin Artaud, Van Gogh, Nietzsche ou Nerval, pour n’en citer que quelques uns, avaient rangés dans cette catégorie. Sans appartenir à cette frange de l’art brut que les Américains nomment, avec une certaines ambiguïtés les outsiders, ils furent bel et bien perçus comme des êtres à part. Eugen Bleuler, qui est à l’origine du mot, s’appuyant sur la théorie freudienne, sera celui qui donnera de cette affection la définition qui semble la plus adaptée à notre propos. En effet, selon ce dernier, les notions de personnalité, de soi, de relation du sujet au monde (intérieur et extérieur) jouent un rôle considérable dans cette « maladie ». Si nous comprenons bien les propos de Bleuler, il apparaît que nous pourrions appliquer cette définition à tout être contemporain. La contemporanéité, à mon sens, c’est le renoncement à toute forme d’identité exclusive, à toute forme de nationalisme et d’essentialité. L’être contemporain se meut sur plusieurs dimensions, est fabriqué par de multiples expériences parfois contradictoires, et c’est précisément ce qui fait sa force : il ne se laisse enfermer dans aucune prison identitaire, et son rapport à autrui comme à soi-même s’en trouve complexifié. Lorsque l’on voudrait le catégoriser par rapport à telle ou telle partie de sa biographie, il s’en échappe pour resurgir ailleurs.
Et au-delà, je reviendrai ici sur le terme outsider, qui contient tellement de sens, pour l’appliquer, non pas au travail de Joël, mais à la manière dont il se perçoit dans le milieu de l’art. Il semble toujours vouloir se maintenir à la marge, pour ne pas tomber dans le quotidien d’un métier dont les différents aspects matériels ne correspondent pas à l’élan poétique et désintéressé que l’on prête en général aux artistes. Attitude aristocratique qui consiste à refuser de produire selon l’air du temps et le discours à la mode. Créer un espace original qui n’obérait aucune si ce n’est celle du plaisir initial de faire. Comme si le ponde devenait un vaste champ d’expérimentation où aucun tabou ne serait. Mais sous l’apparente légèreté des propositions de l’artiste se cache une quête que, par pudeur, il n’affichera jamais. Une double quête, plutôt, qui interroge l’essence même de ce que nous appelons art, et de son rapport à l’être intime, à la vie. Etre un outsider permet d’être à la fois dedans et dehors, évoluant dans une zone indéterminée. Cela autorise, ultimement, la mise en scène de la dualité que Deleuze a perçu dans toute tentative artistique : « L’esthétique souffre d’une dualité déchirante. Elle désigne d’une part la théorie de la sensibilité comme forme de l’expérience possible ; d’autre part la théorie de l’art comme réflexion de l’expérience réelle. Pour que les deux sens se rejoignent, il faut que les conditions de l’expérience en général deviennent elles-mêmes conditions de l’expérience réelle ; l’œuvre d’art, de son côté, apparaît alors comme expérimentation. »
Il semblerait que la dualité évoquée ici par Deleuze ne concerne pas tant l’esthétique que l’artiste qu’est Joël Andrianomearisoa. C’est peut-être la raison pour laquelle, consciemment ou inconsciemment, Il tente, à travers ces « expériences » artistiques qu’il poursuit maintenant depuis quelques années, de faire fusionner l’expérience réelle et l’expérimentation, les confondant à travers le prisme de sa sensibilité. Cette géométrie froide qui semble ordonner son œuvre, ce noir dominant, cette apparente « cérébralité », ne sont peut-être là que comme autant de trompe-l’œil, qui masqueraient la sensibilité qui perce dans ses photographies ou dans la fragilité apparente de ses papiers sculpture. Le noir, comme le blanc, deviennent couleur, expressions polymorphes d’un monde en devenir. D’un monde que l’artiste pressent sans parvenir à le saisir tout à fait. D’où cette sensation de déséquilibre permanent, de tension entre l’objet réel et l’objet projeté qui renvoie toujours à autre chose qu’à ce qu’il nous est donné de voir.
Pourtant, à travers chaque œuvre, qu’elle prenne l’apparence d’une nonchalance dandy ou le sérieux d’une structure architecturale, c’est à une mise à nu permanente que nous assistons. Une guerre à jamais ouverte entre la pensée (vécue ici comme une sensibilité indéchiffrable) et l’objet qui est sensée la traduire. Une expérience bouleversante et en même temps régénératrice, puisqu’elle entraine à une renégociation permanente, à une remise en cause constante des évidences avérées. C’est dans l’espace psychologique de cette renégociation particulière que se construisent les éléments d’un nouveau langage plastique et esthétique qui intègre un jeu d’allers-retours permanents, dont la matrice forge ces êtres contemporains qui n’ont plus d’autre choix, pour ne pas devenir fous, que de mettre à jour, au quotidien, l’expression de leurs ultimes dualités. Cette expression, pour être vivante, doit être, comme le savoir nietzchéen, joyeuse et légère, comme ce bricolage qu’Ernst Bloch regrettait de ne plus retrouver les créations de son temps : « Mais nous prenons les choses au commencement. Nous sommes pauvres, nous ne savons plus jouer. Nous l’avons oublié, la main a désappris à bricoler. »
Chez Joël Andrianomearisoa, la main est encore à l’œuvre, et c’est d’elle que jaillit la forme.
ı Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969
2 Ersnt Bloch, L’esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977