Nicène Kossentini

Nicène Kossentini: Les temps de l'art
Christine Buci-Glucksmann

Je voudrais analyser ici, dans le cadre de cette exposition Fugitive de la Casa Arabe, les temps de l’art dans l’oeuvre de Nicène Kossentini. Un temps pluriel fait de mémoire, d’oublis et de traversées multiples, qui dessine une véritable esthétique de l’éphémère et de la fluidité.


En effet dans le cadre de la mondialisation, on a assisté à une modification du statut des images qui transforme tous les arts. Aux deux régimes de l’image analysés par Gilles Deleuze : l’image-action et l’image- temps, on a assisté à la naissance et à la multiplication de ce que j’ai appelé « l’image-flux ». Fluide, au présent et pourtant archivée, elle devient inséparable d’une esthétique de l’éphémère. Un éphémère qui n’est pas l’instant comme coupure du temps .Mais bien le passage du temps, sa modulation devenue sensible dans tous les entre-deux de la vie et de la création (1). 


Encore faut-il distinguer deux modalités de l’éphémère. Un éphémère mélancolique, celui d’Hamlet, du spleen baudelairien et de toutes les mélancolies de l’art. Et un éphémère positif, cosmique et nietzschéen, proche de ce qu’on appelle mujô au Japon : l’impermanence. Celle fragilité de toutes choses ouvre sur l’hétérogène, le multiple, et toutes les matières de l’absence. Elle se saisit du temps comme un moment opportun (le kairos grec) ou « l’à propos » d’un Montaigne. Dès lors, elle accueille le fluctuant, le flottant, le fugitif comme force d’art. Tel est le temps de l’art de Nicène Kossentini : une pensée de l’errance et de la relation où les enracinements sont solidaires et les racines des rhizomes. Car entre la Tunisie, son pays, et la France, l’Algérie, le Barhein, et Cordoue aujourd’hui, Nicène Kossentini explore les entre-temps des cultures avec leurs temporalités distinctes.


Dans cette optique, je voudrais distinguer trois temps dans son travail : 

1) Le temps de la mémoire et de l’enfance, entre apparition et disparition. 

2) le temps de l’envol et de la liberté qui répond à notre livre : L’envol du papillon ou le mythe d’Icare revisité, et à l’exposition de Sidi Bou Said à la Galerie de Selma Feriani (2014).

3) les temps croisés de Fugitive à Cordoue qui nous propose une interprétation plastique complexe de l’art d’Al Andalus et des « matières de l’absence ». Ce qui fait trace et signe, et retrouve ce que Freud appelait « la passagèreté ». 



      Traversées du temps, entre apparition et disparition.


Revenir (2006) :

Une vidéo avec des photos de famille des années 50 et au milieu, une trouée d’ombre, une silhouette inconnue. Du passé comme un temps perdu où l’inaperçu se révèle. 


Boujmal, l’oeil infantile de la mémoire :

A côté de Sfax le grand-père conduisait sa petite-fille près d’un étang. Un temps autre, un hors temps, comme cet étang cristallin avec son faux horizon. Car « l’infantile est sans âge » (J.B. Pontalis). Et partout, une altérité précaire, tels ces visages légers et quasi aquatiques barrés de faux signes arabes : Sihem, Fatouma, Salima, Emma, Fatma, Khadija et les autres. 

      

Dans toutes ces œuvres, on retrouve le temps incertain de la mémoire. Une mémoire de l’effacement où tout flotte, loin et pourtant près, comme une quête d’origine entre souvenir et oubli. Un retrait et une distance à soi, un goût pour les paysages d’eau et de ciel que l’on retrouvera dans toute l’oeuvre de Nicène Kossentini. Et tout particulièrement dans la série de photographies : The city of the sky, réalisée au Bahrein. Une ligne d’horizon minimal, des maisons blanchies noyées entre ciel et eau. Un vide qui délocalise totalement la ville 


Au fond, un œil-paysage, proche du Aïn arabe - la source, le vide, l’essence-qui dessine une première cartographie affective, son territoire mental.   



        Le temps de l’envol et de la liberté.


Un jour, un papillon blanc pénètre dans sa loggia, volète indéfiniment et meurt. Et c’est précisément ce papillon qui servira de point de départ à son exposition à la Galerie Selma Feriani et à notre rencontre, qui prendra la forme d’un livre : L’envol du papillon ou le mythe d’Icare revisité. 


Le papillon a toujours été la métaphore de la légèreté et d’une liberté fragile. Et l’on ne compte plus les œuvres s’y référant : tableaux classiques des Vanités, papillon séché de Picasso, Rêve du papillon de Benjamin Perret hybrides de Miro ou plus récemment Damien Hirst . Une sorte d’allégorie de la liberté que Nicène Kossentini va explorer à travers de nombreux médias : photos, vidéo, sculpture. Un œil icarien, comme je l’avais développé dans mon livre, L’œil cartographique de l’art.


Icare, désobéissant à l’interdit paternel, refuse les limites humaines et cosmologiques pour pratiquer la liberté totale de l’errance. Il se brûlera les ailes à l’approche du soleil et tombera dans la mer. Un trajet qui ouvre un nouvel espace au regard et à l’art, entre l’humain et l’inhumain. Un regard non perpectiviste, un regard cosmique dans l’air et les flots. Le regard même de l’éloignement. A travers ce mythe d’Icare revisité, le papillon est alors un traversant, un objet furtif en apesanteur, tout à la fois rapide errant, et fugace.


Dès lors, entre défi et risque, entre envol et chute, il devient un motif cristallin au sens de Gilles Deleuze. « La coalescence d’une image actuelle et de son image virtuelle ». Perdu dans le vide du ciel des photos, il est là, ailes repliées dans l’immense sculpture transparente au sol. Une sorte d’allégorie de la beauté, figée dans son élan, qui ouvre à ce temps de l’errance, « The errant moment » de Fugitive


   

Fugitive ou les temps croisés : Casa Arabe, 2016 . 

  


Vous êtes donc à Cordoue dans la Casa Arabe, cette maison mudéjar aux multiples patios, et vous découvrez l’exposition de Nicène Kossentini, Fugitive. La fuite, l’errance, mais aussi le voyage et la traversée. Et c’est bien cette traversée de et dans l’art d’Al Andalous que vous explorez, dans une sorte d’Orient second avec ses dessins légers à l’aquarelle et sa vidéo. 


L’art islamique renvoie à des traits et des valeurs spécifiques, couplant des motifs décoratifs, dont trois principaux. Le géométrique des polygones triangles et carrés. Le floral et le végétal très présent dans l’art omeyyade. Et le calligraphique, lisible ou illisible, couvrant les murs d’écriture coranique. Ces

motifs dessinent tous une unité cosmique d’entrelacs, d’arabesques, avec des cartouches fermées, des plans-sections et une insertion architecturale très forte. Toute une esthétique de l’ornement comme l’a analysé Oleg Grabar, qui finit par éliminer l’aspect référentiel au profit de l’intermédiaire visuel et de la beauté. Car ici, à Cordoue, dans Mesquita des Omeyyades transformée en Cathédrale, on comprend à quel point les ornements idéalisés, démultipliés, transfigurés sont des ornements de l’Idée. Et donc du sacré, comme la forêt des colonnes à l’infini, ou le Mirhab avec sa coupole décorée en polygone. Dès lors, comment travailler sur cet art toujours situé entre mouvement et éternité ?

   

Vous arrivez dans la grande salle et vous regardez The Errant moment. Les polygones de la géométrie d’Al Andalus se séparent, se sur-impriment et tombent, très légers, en nouveaux motifs Comme si la géométrie initiale, très complexe, se défaisait, pour mieux montrer les intervalles et le vide que le sacré avait supprimé. Une errance, le temps double de l’errance, qui vous restitue paradoxalement l’effet visuel de l’original et ses processus. Dans ces bleutés quelque peu délavés de l’aquarelle, le passé est là, présent absent. Dans d’autres motifs plus circulaires, une même composition –recomposition, avec ces couleurs claires qui nous ramènent toujours à l’origine, au temps de l’autre. Ce temps de la gloire Omeyyade de Cordoue, le temps des trois cultures qui a fait son rêve et sa splendeur. 


En réinventant une sorte d’image en négatif, ces œuvres parcourent une poétique du lieu et créent un décoratif fluide et aérien, qui peut même recouvrir des pages de manuscrit comme dans le Diptyque Rawq al-Hamanah (Le collier de la colombe). 


Au départ deux pages du manuscrit du Collier de la colombe d’Ibn Hazm, un des plus beaux textes de la culture arabo-andalouse. Ibn Hazm, le poète de Cordoue, le poète engagé, défenseur des Omeyyades et de sa ville mise à sac par la conquête berbère, connut une vie tragique. Perte de sa maison, de ses repères, souffrances et exil à Majorque : « Je suis parmi les vivants mort de chagrin et la tristesse m’a enseveli de ce monde ».


En dépit de tout, il écrira ce Collier de la Colombe, un traité sur l’amour dans la tradition arabe du Livre de la fleur. Amour du premier regard et de la rencontre, mais aussi amour de fidélité. 


Nicène Kossentini reprend deux pages de ce manuscrit, laissées dans leur format, et mises en diptyque. Recouvert de traces d’encre brique -rouge qui créent un nouveau moucheté, le manuscrit laisse place à un paysage de vagues, avec ça et là, des bribes d’écriture. La pensée de la trace, cette musique et cette absence dans la présence, a tout envahi. Passé de l’écriture-souvenir illisible et présent d’un paysage flottant, indécis. Un rien sur rien qui devient tout. 


Des lors, entre paroles et silence, la vidéo Poem revient sur ce temps double qui hante le travail de Nicène Kossentini. Sur une mer quasi statique, une bouche tente vainement d’articuler les limites du son et du sens, tout comme le diptyque montrait la matière présente-absente de l’écriture. Un espace incertain qui ouvre le temps. Un temps hors du temps, créateur de multiplicités plastiques et conceptuelles qui s’emboitent, se mêlent et s’entrelacent pour mieux atteindre la zone limite du désêtre d’un inconscient intime et culturel. De l’esthétique comme éthique en somme. 


Dans un monde d’images omniprésentes et de mondialisation libérale, le temps de l’art finit par habiter ces nouveaux possibles de l’imaginaire que sont les passages de cultures, leurs intersections, leurs traces et leurs présences. Un temps multiple, diffracté, entre dissolution et recomposition. Un art du temps, conjuguant l’Autrefois et le Maintenant en un éclair, le moment errant où surgit une esthétique de l’éphémère. Partagé entre émerveillement et perte, cet éphémère est celui de l’art comme de la vie. Fugitive donc.