On assiste aujourd’hui dans le monde arabe à un véritable intérêt pour la photographie contemporaine qui n’était pas jusqu’alors le medium le plus utilisé par les artistes chez qui la peinture et les installations prévalaient. Mais y a-t-il une différence d’un medium d’expression à l’autre ? La question mérite d’être posée, et aujourd’hui de façon exemplaire, à propos du travail récent d’Amina Benbouchta et de tenter de comprendre pourquoi, à un moment donné, la photographie apparaît nécessaire, bien au delà d’une plus grande et supposée facilité technique, pour répondre à l’élan créateur de l’artiste, à ses préoccupations plastiques, mais aussi à son engagement dans le monde et la société où il vit.
La série de photographies d’Amina Benbouchta Down in the rabbit hole de 2011 nous donne à voir, sur le principe très ancien des « scènes de genre » les mêmes objets que ceux qui traversent habituellement son univers pictural, formes quadrilobées et nuageuses, nasses et abat-jours, lits, cœurs noirs, animaux et miroirs, nous les « re-connaissons » dans la mesure où ils faisaient partie de son iconographie personnelle et mémorielle, toutes ces formes et objets prétextes à peindre qui envahissaient et flottaient à la surface de ses toiles. Nous les reconnaissons doublement car ils nous apparaissent dans leur réalité objective, sans ce décalage inhérent à l’expression picturale, sans cet écart que crée la peinture entre les choses et leur représentation. Alors que son travail jusqu’alors avait le mérite d’explorer le système de la peinture, avec ses codes et ses règles, même si elle s’attachait à en rechercher les limites ou à les transgresser, avec cette série de photographies elle montre un trop de réalité qui fait sens, comme si sa peinture avait réussi à affirmer là son propre excès.
Et pour témoigner davantage encore que peindre est une façon de dire le monde et aussi de parler de soi, Amina Benbouchta a choisi de se mettre personnellement en scène dans chacune de ces photographies, dans un « je suis ce que je montre » qui parvient à dépasser la condition de l’artiste pour tendre à l’universel. Dans ce décor d’intérieur, dans ce paysage familier, ce sont toutes les femmes qui se reconnaissent, où qu’elles vivent et de quelque condition qu’elles soient. Pas une qui ne se soit sentie un jour ou l’autre sans visage, dépersonnalisée, devenue objet invisible dans une prison domestique fut-elle dorée, un peu « potiche » penseront les plus triviales. Invisibles au fond de ce terrier pour reprendre l’allusion métaphorique contenue dans le titre de la série, figures modernes d’Alice devant le miroir noir des transgressions et des possibles, sauvées par la fantaisie de l’imaginaire, le dialogue muet avec des animaux étranges, l’abolition du temps qui passe et la flottaison dans l’air des étoffes. Oui, c’est précisément dans le reflet de la surface photographique qu’Amina Benbouchta a réussi à traverser le miroir. Elle a quitté le « bord de la rivière », autre titre d’une de ses toiles de 2008, pour laisser s’épanouir son imagination « down in the rabbit hole » comme dans le récit de Lewis Carroll, avec son lot de réalités psychologiques qui deviennent réalités objectives, ses frontières floues entre intérieur et extérieur, cette façon de se situer comme Alice au centre d’un porte à faux, d’être à rebours de ce qui est convenable.
Mais comment ne pas voir surtout dans la mise en œuvre de ces scènes l’affirmation de préoccupations sociales ou sociétales, le besoin de témoigner d’un engagement de l’artiste par cette tentative de figuration de la situation des femmes dans la société contemporaine. D’autres artistes l’ont fait, et l’on pense à Majida Khattari et à ses photographies mettant en scène des femmes recouvertes de noir et dégoupillant des grenades sacs, à celles de Lalla Essaydi dans lesquelles les femmes sont recouvertes du motif même des murs colorés des palais où elles vivent, vêtements et peau calligraphiés qui se fondent dans le décor. On pense aux Transformations imprévues de la turque Burçak Bingöl où des bombonnes de gaz et des bidons d’essence se confondent dans un même dessin fleuri avec les vêtements de la femme et les murs de la pièce, à ces photographies de la française Cécile Hesse où le corps nu d’une femme disparaît derrière l’énorme pile d’assiettes en porcelaine qu’elle porte à bout de bras. Il s’agit toujours d’évoquer pour ces artistes la situation ambiguë de la femme placée dans une société où elle est à la fois vénérée, sacralisée et en même temps infériorisée ou menacée, de dire cet écart ou cet écartèlement, c’est selon, entre les normes de vie contemporaine et celles de la tradition, marquer l’opposition entre la beauté des formes, des couleurs et des matières et d’autres éléments désignant l’enfermement, l’oppression, la soumission. Les vêtements de soie, les caftans les plus précieux, recouverts de broderies et d’or, écrins merveilleux du corps des femmes peuvent aussi être d’insupportables carcans, il y a si peu entre les abat-jours de percale ornées de passementeries fines et la burqa. Crinolines et carcans, corsets de contention autour du corps des femmes, de cette même façon qu’ il a toujours fallu des selles aux sangles et courroies de cuir bien ajustées pour parvenir à dresser et contraindre les chevaux sauvages.
Voilà la force de cette série de photographies d’Amina Benbouchta, cette universalité de la condition féminine et sa très contemporaine aspiration à plus de liberté. Un travail que seule la photographie pouvait rendre avec acuité, en effet la technique photographique est immédiatement compréhensible par le plus grand nombre car elle conforte la croyance en l’équivalence absolue des objets et des images, c’est là son objectivité et sa vérité, même si on perçoit dans ces « scènes de genre » une forme d’ironie douce et d’autodérision, cette distance qui est propre au langage des artistes, cet écart nécessaire avec le réel qui rejoint celui dont fait usage la peinture et laisse le champ libre à l’imaginaire et à la poésie.